J’en prince pour vous, Madame

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Connaissez-vous Madame de Canillac ? Hormis quelques historiens, je suis certaine que vous n’aviez jamais entendu parler de cette marquise qui vécut au 18° siècle. Dame de compagnie de la duchesse de Bourbon, elle devient l’amante du duc de Bourbon, prince de Condé. L’ayant appris, la duchesse s’empressa de la congédier. Qu’à cela ne tienne, elle est placée comme dame d’atour de Madame Elisabeth, sœur de Louis XVI. Quelques mois plus tard, elle devient la maîtresse du Comte d’Artois, frère de Louis XVI.

Autant vous dire que la petite, elle sait y faire. Il faut dire que ses contemporains la décrivent comme une jolie femme dont la fraîcheur efface les défauts.

Monsieur de Besenval raconte un incident qui se déroula à l’Opéra en 1778 :

Le comte d’Artois donnait le bras à Mme de Canillac, tous deux masqués jusqu’aux dents. La duchesse de Bourbon, née princesse d’Orléans, vient à les rencontrer, et, les ayant reconnus, s’attache à leurs pas, en les poursuivant des mots les plus piquants que la liberté du masque puisse autoriser. La duchesse de Bourbon avait pris on antipathie Mme de Canillac, par le double motif que celle-ci lui avait enlevé le cœur de son mari, et plus tard celui du comte d’Artois, sur lequel elle se trouvait elle-même avoir des prétentions. Mme de Canillac s’esquiva dans la foule, et la duchesse de Bourbon, s’emparant alors du comte d’Artois, prit la barbe de son masque et le leva avec une telle violence que les cordons qui l’attachaient se cassèrent. Hors de lui, furieux, il saisit de la main celui de la duchesse, le lui écrase sur le visage, et la quitte sans proférer un seul mot.

Cette anicroche aurait pu en rester là. Mais au cours d’un dîner, Mme de Bourbon raconta l’histoire et lança que le Comte était le plus insolent des hommes, et qu’elle avait pensé appeler la garde au bal de l’Opéra, pour le faire arrêter.

Ce propos se répandit bientôt et arriva jusqu’aux oreilles du roi. Celui-ci réunit tout ce beau monde à Versailles et demanda que cette affaire se terminât immédiatement.

Cependant, c’est au bois de Boulogne que les princes réglèrent leur différent. Ce duel à l’épée fort théâtral est relaté en détail par Besenval :

En effet, arrivés à la porte des Princes, ils aperçurent M. le duc de Bourbon, à pied, avec assez de monde autour de lui. Dès que M. le comte d’Artois l’eut vu, il sauta à terre, et, allant droit à lui, il lui dit en souriant :
— Monsieur, le public prétend que nous nous cherchons.

Le duc de Bourbon ôta son chapeau.
— Monsieur, répondit-il, je suis ici pour recevoir vos ordres.
— Et moi, pour exécuter les vôtres, répondit Son Altesse Royale.

Aussitôt ils entrèrent dans le bois, où ils firent environ une vingtaine de pas; M. le comte d’Artois mit l’épée à la main; le duc de Bourbon l’imita. Ils allaient commencer, lorsque le duc de Bourbon, adressant la parole à son adversaire, lui dit :
— Vous ne prenez pas garde, monsieur, que le soleil vous donne dans les yeux.

— Vous avez raison, répondit Son Altesse Royale. Allons vers le mur qui est plus loin, nous y trouverons de l’ombre, puisqu’il n y a pas encore de feuilles aux arbres.

Sur cela, chacun mit l’épée nue sous son bras, et les princes s’éloignèrent l’un à côte de l’autre, en causant ensemble. Tout le monde resta à la porte du bois, hormis le chevalier de Crussol, qui accompagnait Son Altesse Royale, et M. de Vibraye, qui suivit le dut de Bourbon.
Arrivés au mur, M. de Vibraye représenta aux deux champions qu’ils avaient gardé leurs éperons, ce qui pourrait les gêner.

— Vous avez raison, dirent les princes.
M. de Crussol enleva ceux du comte d’Artois; M. de Vibraye ôta ceux de M. le duc de Bourbon. Cela pensa coûter cher au premier, car, en se levant, il s’attrapa sous l’œil à la pointe de l’épée que le duc de Bourbon tenait encore sous le bras; un peu plus haut, il avait l’œil crevé.
Les éperons ôtés, M. le duc de Bourbon demanda permission à Mr le comte d’Artois d’ôter son habit, sous prétexte qu’il le gênait. M. le comte d’Artois jeta le sien ; et, la poitrine découverte, ils recommencèrent à se battre.
Ils ferraillèrent longtemps. Tout à coup le rouge monta au visage de Son Altesse Royale; l’impatience le gagnait; il redoubla, et pressa assez M. le duc de Bourbon pour lui faire rompre la mesure. Dans cet instant, M. le duc de Bourbon chancela ; la pointe de l’épée du comte d’Artois lui passa sous le bras; M. de Crussol et M. de Vibraye persuadés que le duc était blessé, s’avancèrent pour prier les princes de suspendre.
— Ce n’est pas à moi à avoir un avis, dit Son Altesse Royale ; c’est à M. le duc de Bourbon à dire ce qu’il veut; je suis à ses ordres.
Alors le duc de Bourbon baissa la pointe de son épée.
— Monsieur, dit-il, je suis pénétré de reconnaissance de vos bontés, et je n’oublierai jamais l’honneur que vous m’avez fait.
Le comte d’Artois ouvrit ses bras et courut l’embrasser. Dès le lendemain il alla faire ses excuses à Mme la duchesse de Bourbon.

Quant au roi, il parut profondément affecté du peu de déférence que l’on avait eue pour son autorité. Le comte d’Artois reçut l’ordre d’aller en exil à Choisy, et M. le duc de Bourbon à Chantilly; ils y restèrent huit jours.

Dois-je vous rappeler que les duels, source de nombreux décès de personnages illustres, étaient interdits depuis longtemps.
Tous les chroniqueurs de l’époque se délectèrent de cet événement. Mais ensuite, plus aucune trace de Madame de Canillac. De nos jours, on ignore même son prénom… vous dire…

Mona jamais eu deux gars qui se sont battus pour elle. Et pourtant c’est tellement romantique…